L’organisme humain obéit à une régulation biologique complexe. Il a en son sein des appareils coordonnés (appareil digestif, respiratoire, cardiaque, cérébral, génital, etc.) dont la capacité de maintenir le corps en harmonie demeure illimitée même si cette capacité semble parfois être remise en cause. Pour employer le jargon médical, on dira que le corps humain dispose d’un système immunitaire, grâce aux anticorps, qui permet à l’organisme de se maintenir en bonne santé. On peut dire qu’il est physiologiquement normal. Pourtant, on a tendance à constater une fréquence de la maladie chez l’homme causée par une pléthore d’éléments tantôt intérieurs tantôt extérieurs au corps de l’individu. De là survient le concept de pathologie. Dès lors, l’Afrique, longtemps considérée comme un foyer favorable aux maladies infectieuses telles que les épidémies, demeure le continent qui a jusque-là le plus résisté à la covid-19. Comment peut-on expliquer cette situation ? N’est-il pas une erreur scientifique de vouloir faire une transposition mécanique d’une situation médicale dans une autre ?
LE CONTINENT AFRICAIN FACE A LA COVID-19 : DES POSSIBILITES PHYSIOLOGIQUES PROMETTEUSES
Nombreuses étaient des prédictions qui défendaient et continuent de défendre que le continent africain serait la zone qui aura le plus à souffrir de cette pandémie car pour eux le système de santé ne permet pas de contenir le virus d’une telle virulence. Cette vision, soutenue par Claude Bernard et renforcée par la découverte du microbe parLouis Pasteur, a permis de concrétiser cette vision ontologique : une cause (microbe) entraîne irrémédiablement un effet (maladie). Selon cette conception positiviste de Broussais et Comte, la différence entre le normal et le pathologique est quantitative. Cette tradition médicale mécaniste et occidentale que l’on croyait être irréversible est remise en cause par l’existence de possibilités physiologiques très variées, notamment celles africaines. Le cas du paludisme nous en enseigne quelque chose : « Quand on étudie comment a pu se maintenir dans la population noire une affection enzymatique qui est une affection génétique, on s’aperçoit que ces sujets se sont d’autant mieux maintenus que les « malades » atteints de ce trouble sont particulièrement résistants au paludisme. Leurs ancêtres d’Afrique noire […] résistaient au paludisme alors que les autres en mourraient[1]. » Pour Canguilhem il faut passer d’un modèle ontologique à un modèle dynamique pour penser l’organisme humain. La manifestation pathologique est un accident imposé par les conditions extérieures, c’est une adaptation du vivant, une innovation même, qu’il fait dans le but de se défendre. Par déduction analogique, la résistance du mélanoderme face aux maladies infectieuses est beaucoup plus importante qu’on ne le pense. Les réactions immunologiques face à la présence d’une menace étrangère, en l’occurrence un virus, sont aussi bien multiformes que qualitatives.
Il s’y ajoute que les pratiques médicales traditionnelles africaines semblent donner des résultats prometteurs face à la covid-19. Les réponses respectives du Sénégal (2714 cas infectés, 1186 guéris et 30 décès actuellement) et du Madagascar (326 cas infectés, 131 guéris et 2 décès actuellement) pour contrecarrer ce virus, comparées à celles des États-Unis (1.581.903 infectés, 301.341 guéris et 93.806 décès) et celles de la France (143.825 infectés, 63354 guéris et 328.462 décès) sont des exemples illustratifs. Toutefois, il faut penser à la proportionnalité. En effet, nous voulons ici monter la manière dont ces pays africains ont lutté contre cette pandémie de la Covid-19 pour arriver à ces résultats actuels relativement satisfaisants. Ce qui n’était pas prévu par bon nombre d’observateurs et de scientifiques lorsque cette pandémie commençait à se développer dans le monde. « On peut presque mesurer l’importance d’un travail scientifique à l’importance de la surprise qu’il provoque…La part vraiment intéressante, c’est celle qu’on ne peut prévoir[2]. » Néanmoins, compte tenu de la population des uns et des autres, nous pouvons souligner que la propagation s’est faite imprévisiblement à peu près de la même manière.
LA TRANSPOSITION D’UNE SITUATION MEDICALE : ERREUR SCIENTIFIQUE OU APPROCHE ETHNOCENTRISTE SIMPLISTE ?
Considérer les vivants comme étant des données statiques insusceptibles de changement revient à faire des propriétés vitales une réalité mathématique. « Une définition parfaite ne s’applique qu’à une réalité faite : or, les propriétés vitales ne sont jamais entièrement réalisées, mais toujours en voie de réalisation ; ce sont moins des états que des tendances[3]. » Les réalités biologiques ne sont pas données une fois pour toute. Elles peuvent varier selon les environnements et selon les individus. En d’autres termes, la particularité de l’organisme du vivant est qu’il soit capable de s’autoréguler, d’instaurer de nouvelles normes, d’avoir une flexibilité par rapport aux obstacles environnementaux, de pouvoir faire des innovations physiologiques, de s’adapter selon le milieu naturel. Une telle perception nous conduit à constater l’opposition entre le comportement privilégié et le comportement catastrophique ou pathologique. Canguilhem n’a-t-il pas raison de dire que « le sens hédonique et par conséquent normatif du comportement pathologique est ici parfaitement aperçu. L’articulation prend sa forme de capacité maxima, sous l’influence de la contracture musculaire, et lutte ainsi spontanément contre la douleur. L’attitude n’est dite vicieuse que relativement à un usage de l’articulation admettant toutes les attitudes possibles hors la flexion antérieure. Mais sous ce vice, c’est une autre norme, dans d’autres conditions anatomo-physiologiques, qui se dissimule[4]. » On dira à la suite de cette affirmation qu’être en bonne santé c’est jouir de la possibilité de changer aisément ses normes par le biais de son luxe biologique. Un organisme porteur d’un mélanocyte et né dans une zone tropicale, équatoriale ou sahélienne présente des caractéristiques lui permettant de se défendre contre les attaques extérieures tels que les rayons ultraviolets, contrairement à un organisme leucoderme qui se trouve être sans défense face à ces menaces naturelles. Tout ceci pour montrer les limites de la définition de la tradition positiviste et occidentale, peut-être dans une certaine mesure ethnocentrée, soutenant que l’Afrique est incapable de faire face aux maladies infectieuses telle que la pandémie de la Covid-19.
CONCLUSION
La situation actuelle que le monde entier est en train de vivre nous montre non seulement la fragilité de l’être humain mais aussi les limites de la croyance occidentale voulant depuis longtemps faire passer le continent africain pour une terre dépourvue de science et dont le sort sur le plan économico-politico-sanitaire dépendrait inévitablement de l’occident. Considérer l’être vivant comme une simple réalité physique c’est le méconnaître car ce qui fait l’homme ce n’est pas seulement sa physique mais aussi sa dimension psycho-sociale.Zarifian le résume conformément à notre convenance lorsqu’il affirme que l’homme est à la fois « bio-psycho-social ». L’analyse selon laquelle « toutes choses égales ailleurs» serait alors réfutable dans la mesure où ce qui est valable ici ne l’est pas forcément ailleurs. Il y a autant de possibilités physiologiques que d’êtres vivants. Dès lors, revisiter les pratiques de la médecine traditionnelle africaine permettrait de comprendre la particularité de ce continent tant du point de vue culturelle qu’anthropologique. De cet élément de réponse à la mondialisation pourrait découler l’apport de l’Afrique consistant à montrer qu’il faut contrer, dépasser, réinventer la « norme », pour une médecine personnalisée.
[1] Georges Canguilhem, Le normal et le pathologique, Paris, Puf, 1943, p. 275.
[2] François Jacob, La souris, la mouche te l’homme, Odile Jacob, 2000, p. 23.
[3] H. Bergson, L’évolution créatrice, Paris, Edition numérique Pierre Hidalgo, p. 24.
[4] G. Canguilhem, Op. cit., p. 157.