L’urbanisation exceptionnelle des villes en Afrique n’est pas accompagnée d’une planification suffisante permettant d’accueillir les nouveaux citadins à la recherche de logements décents, de services de santé, de l’emploi… Elle favorise ainsi un étalement des zones urbaines sur le foncier existant en périphérie des grandes villes, marqué par une recrudescence des logements informels, une mobilité difficile liée à une mauvaise qualité des infrastructures de transport existantes et à l’augmentation continue du taux de motorisation, provoquant ainsi des engorgements dans les centres urbains ; enfin par une difficile gestion des déchets liquides et solides. Pour relever ces nombreux défis de l’urbanisation, plusieurs États africains initient des projets de villes nouvelles comme une alternative : entre autres Konza Technology City en périphérie de Nairobi, Eko Atlantic City à proximité de Lagos, Diamniadio, à une trentaine de kilomètres de Dakar.

  1. L’illusion de l’alternative « ville nouvelle » en Afrique  

Présentées désormais en grande pompe à la UNE des plaquettes publicitaires et sur les couvertures de magazine comme de véritables vitrines internationales basées sur un standard international – porte étendard des pays développés du Nord et de plus en plus de pays émergents du Sud – les villes nouvelles sont portées par les États en partenariat avec de grands groupes et promoteurs chinois, français, émiratis, turcs qui considèrent désormais le continent africain comme une destination privilégiée, voire un marché où se développe « un business de fabrication de villes »[1]. On retrouve principalement les mêmes types de projets et les mêmes formes pouvant être accolées à n’importe quel contexte dans les villes africaines. Koolhaas (1994)[2] parle de la production de « ville générique », avec « des dispositifs normatifs, voire standardisés, souvent reproductibles, pour fabriquer la ville » (Carriou et Ratouis 2014) sur le l’ensemble du continent.

Cependant, ces villes nouvelles en vogue ne parviennent pas à répondre à leurs attentes escomptées. Au lieu d’être de véritables alternatives face aux nombreux défis de l’urbanisation, elles se transforment en une offre dirigée vers le segment « prometteur » des classes moyennes et supérieures, selon Goodfellow (2017) – tout en excluant les autres parties de la population, en exacerbant les inégalités et les ségrégations socio-spatiales. Elles ressemblent à des « enclaves résidentielles » où les promoteurs y vendent une image de modes de vie prestigieux et exclusifs, modernes et sains dans des environnements verts hautement sécurisés, pour lesquels il existe une demande croissante (Datta et Shaban, 2017). En effet, dans la planification, les promoteurs y privilégient, avec l’aval des États porteurs de ces projets, la modernité et le luxe dans un contexte urbain marqué pourtant par une pauvreté grandissante et un tarissement des finances publiques. De plus, les pratiques dites informelles, définies en marge des règles établies, bien qu’elles soient dominantes dans les villes, n’y sont pas suffisamment prises en compte. En réalité, l’informel est perçu comme anormal, archaïque, renvoyant à la pauvreté à éradiquer, tandis que la ville nouvelle est présentée comme un symbole de modernité. Ainsi, plusieurs États africains programment des villes nouvelles pour éradiquer l’informel ; une situation qui est incompatible avec l’existant. Par conséquent, quelques-unes de ces villes nouvelles, contrairement aux attentes et aux réalités socioculturelles locales, se retrouvent inhabitées et se transforment en villes fantômes, réservées à une classe locale privilégiée (gentrification), à côté des bidonvilles à perte de vue : Makoko et Kibéra, situés respectivement en proximité de Konza City et de Eko Atlantic City sont parmi les plus grands bidonvilles d’Afrique.

  • La ville réelle, une limite aux villes nouvelles planifiées

A côté des villes nouvelles planifiées, une autre forme de ville mérite une attention particulière : la ville réelle. En prenant l’exemple de Diamniadio (Dakar), nous avons retenu à l’issue de notre étude terrain entre 2017 et 2020 que la ville nouvelle formelle et planifiée est produite en même temps qu’une autre forme de ville réelle. Dans la conception de cette ville réelle, tous les types d’acteurs – les uns ayant besoin des autres – interagissent et entretiennent quotidiennement des relations complémentaires sur le base des connaissances vernaculaires et des pratiques à la fois formelles et informelles. A titre illustratif, les petits commerçants de rue créent leur étale commercial dans des endroits stratégiques pour être sollicités par des passants piétons et des automobilistes. Les chauffeurs de clando[3] [1] improvisent des lieux de stationnement et transportent différents passagers sur de petites distances à l’intérieur de la ville et au-delà. La mairie, structure institutionnelle, encaisse la patente quotidienne sur les activités informelles. Le policier municipal, régulateur de l’ordre public et de la circulation des automobiles encaisse des billets de banque auprès d’acteurs informels, autorisant un laisser-aller sur certaines activités. De plus, ce même policier prend son petit déjeuner chez la gargote installée dans l’espace public sans un réel respect des restrictions urbanistiques établies par la municipalité. En outre, tous les acteurs – formels et informels – créent dans les lieux publics des dépotoirs d’ordures à ciel ouvert, mais chacun s’organise à sa façon pour rendre propre sa portion d’espace occupée. Les habitants s’auto-organisent en utilisant des techniques artisanales pour le ramassage et la gestion des déchets, malgré la défaillance des services publics disponibles.

Dans le domaine de l’habitat, la production de la ville réelle est portée par des « bâtisseurs de périphérie » (Dubresson-Raison, 1998) qui sont des « vendeurs de terrains, géomètres, et acquéreurs de parcelles se sont approprié les normes officielles créant des formes urbaines anticipant une légalisation ». Elle est « le résultat de pratiques quotidiennes, de logiques endogènes et locales, notamment celles portées par les habitants bâtisseurs » (Choplin, 2021). Les citadins achètent leur parcelle avec ou sans titre de propriété valable, l’autoconstruisent avec des maçons artisanaux et se font leur propre modèle de paysage urbain en fonction de leurs moyens financiers. C’est un urbanisme spontané, taillé sur mesure, ne s’appuyant sur aucun document de planification et permettant aux citadins d’exprimer librement leur propre goût architectural et le type d’habitat qui convient à leur catégorie sociale et à leurs aspirations. En somme, comme l’a remarqué Choplin (2021) : « en Afrique, la ville se construit au jour le jour, brique par brique, au gré des grands projets étatiques et envies des élites, mais aussi, et surtout des rentrées d’argent au sein des ménages les plus modestes. Il s’agit donc d’une ville incrémentale. À partir de ces situations de production urbaine, il est important de comprendre non seulement dans quelles conditions les pratiques, les expériences et les savoir-faire locaux des citadins, matérialisés par la spatialisation de l’organisation de la vie à différentes échelles, produisent des connaissances variées et constituent des éléments d’expertise pour proposer des transformations locales, mais également comment ces connaissances sont prises en compte, ou au contraire, rejetées dans les modèles importés dans le cadre de la production des villes nouvelles.

En outre, les différents mécanismes de la production réelle, spontanée de la ville, en dehors de la ville planifiée officiellement, possèdent une organisation, car tout le monde interagit en fonction des circonstances présentes. La ville est faite par auto-organisation locale (des populations) et par la planification à une échelle plus grande. L’évolution et le fonctionnement de la ville viennent d’une articulation équilibrée entre l’ordre et le désordre, le formel et l’informel, la diversité et l’unité des pratiques. Autrement dit, l’informalité n’est pas l’apanage des citadins, de même que la formalité n’est pas forcément l’affaire des acteurs institutionnels. L’équilibre de la production urbaine provient de l’articulation entre auto-organisation spontanée et la planification en fonction de la finalité recherchée. La volonté de la communauté urbaine à se fixer sa propre finalité est déterminée par son organisation politique, culturelle et son efficacité à présenter des décisions qui permettent à la ville de s’adapter aux changements de son environnement. Il ne s’agit donc pas d’analyser la production de la ville comme le résultat exclusif d’une planification politico-institutionnelle.

Conclusion

En définitive, étant donné que chaque ville répond à l’imaginaire de la société qui la porte et les atouts économiques dont celle-ci dispose, l’appréhension de la ville réelle nécessite de s’inspirer du pouvoir planificateur des citadins en considérant et en intégrant leurs expertises, leurs connaissances vernaculaires, leur savoir-faire et leurs modes de fonctionnement. En réalité, la ville réelle est bien plus complexe que les orientations futuristes des villes nouvelles qui, finalement, sont plus imaginaires, publicitaires que réalistes. En effet, si l’alternative ville nouvelle relève de l’urbanisme de projet sur un temps long (le temps de la planification) ; elle s’oppose à la ville réelle et organique, reflétant la réalité quotidienne sur un temps court. La ville réelle ne dépend pas des modèles de planification importés, elle a ses particularités que seuls les citadins concernés maîtrisent selon leurs conditions économiques et sociales. C’est pourquoi les villes nouvelles en projet sur le continent africain sont, d’une part, idéalisées et d’autre part, elles tombent dans une forme d’économie de marché et non dans une démarche de réponse à une demande sociale basée sur les besoins réels, les réalités culturelles et les pratiques locales, en quelque sorte, sur le vécu.

Références

Goodfellow T. (2017), « Urban Fortunes and Skeleton Cityscapes: Real Estate and Late Urbanization in Kigali and Addis Ababa », International Journal of Urban and Regional Research, vol. 41,

https://eprints.whiterose.ac.uk/115778/9/IJURR%20final%20CLEAN%20%2820.04.17%29.pdf

Claire C., et Ratouis O., (2014) « Quels modèles pour l’urbanisme durable ? », Métropolitiques. URL : http://www.metropolitiques.eu/Quels- modeles-pour-l-urbanisme.html.

Datta, A. and Shaban, A., (2017): Mega-Urbanization in the Global South: Fast Cities and New Urban Utopias of the Postcolonial State. New York, NY: Routledge. Series: Routledge studies in urbanism and the city.https://journals.sagepub.com/doi/10.1177/1464993418800095

Dubresson A., Morel A., Raison J-P, (1998), L’Afrique subsaharienne. Une géographie du changement. In : Revue de géographie alpine, tome 86, n° 4 : https://www.persee.fr/doc/rga_0035-1121_1998_num_86_4_2908_t1_0143_0000_5

Choplin A., (2021), Matière grise de l’urbain : la vie du ciment en Afrique, Genève, Métis Presses : https://journals.openedition.org/metropoles/8447


[1] Saskia Sassen : https://www.humanite.fr/tribunes/saskia-sassen-la-ville-est-un-espace-interessant-p-546274

[2] Marot M., (2012) Du village global à la ville générique: Rem Koolhaas, archéologue. Marnes – Documents d’architecture, 2, pp.235-251. Hal-03506029 : https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-03506029/document

[3] Taxi clandestin.

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